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10 janv. 2017

Entretien avec Irène Frachon : « Avec le Mediator, j’ai déterré un charnier »

La pneumologue française Irène Frachon, le 16 mai 2013,
à l'hôpital universitaire central de Brest.  
Fred Tanneau/AFP
    Irène Frachon : « Avec le Mediator, j’ai déterré un charnier »
      Le Monde, 20 novembre 2016

    A l’occasion de la sortie du film d’Emmanuelle Bercot « La fille de Brest », mercredi 23, inspiré de son parcours, la pneumologue revient sur ce qui l’a menée à lancer le scandale du Médiator.

    Je ne serais pas arrivée là si…

    … si l’exemple d’Albert Schweitzer n’avait pas éveillé ma vocation médicale, si mon éducation protestante n’avait pas éveillé l’attention que je dois porter à mon prochain, et si mes deux grands-pères n’avaient pas éveillé mon sens du devoir. Pendant la guerre, ils ont tous les deux fait ce qu’ils avaient à faire, à leurs risques et périls. Voilà mes fondamentaux.

    Ces deux grands-pères ont-ils fait votre admiration ?

    Mon grand-père bien-aimé, l’amiral Meyer, a sauvé La Rochelle et Rochefort en établissant un dialogue avec le commandant en chef allemand de la région, un Prussien, lui aussi protestant. C’était très périlleux, il a été traité de « collabo », il a échappé à un attentat…

    Mon grand-père paternel, le banquier Jacques Allier, qui travaillait dans ce qui deviendrait plus tard Paribas, avait tissé des liens étroits avec la Norvège, et s’est vu chargé de récupérer les stocks d’eau lourde de ce pays. Lui a échappé à un détournement d’avion, mais il a ramené le stock.

    Ces deux grands-pères ont été inspirants, pas plombants, parce qu’ils étaient adorables et bienveillants. En 2010, quand j’ai publié mon livre (Mediator 150 mg, combien de morts ?), j’ai vraiment eu la trouille, j’allais m’attirer des ennuis, des ennemis. Mais j’ai pensé à ces deux grands-pères qui avaient sûrement eu peur, au même âge que moi. Et eux risquaient leur peau ! Ils m’ont donné le courage d’agir.

    Votre enfance fut donc bourgeoise et protestante.

    Oui, j’ai été élevée dans un milieu cultivé, avec deux parents ingénieurs qui s’entendaient bien. Je passais l’été avec mes cousins dans notre fief familial de Charente-Maritime, un endroit enchanteur, au milieu des poneys, des poules, des vaches. J’allais à l’école biblique et au culte, régulièrement – je suis restée pratiquante, même si je n’ai plus trop le temps. J’étais une élève brillante mais parfois un peu grande gueule, pas toujours très fine. L’affaire du Mediator m’a adoucie. J’ai trouvé un exutoire à mon agressivité !

    D’où votre admiration pour le docteur Schweitzer vient-elle ?

    A l’école biblique, on nous parlait d’hommes exemplaires comme Martin Luther King, ou Albert Schweitzer et son extraordinaire empathie, sa bonté. J’ai fait médecine pour ça, l’humanitaire. J’ai pris une année sabbatique pendant mon internat, je suis partie six mois à la frontière birmano-thaïlandaise. Ce furent six mois fondateurs dans ma vie. En pleine épidémie de choléra, parmi des gens que l’on tente d’aider, et surtout dont on reçoit beaucoup, le partage d’humanité est inoubliable. Je ne serais pas revenue si je n’étais pas déjà mariée. Mais, lors d’un stage d’alpinisme à l’UCPA, j’avais rencontré un charmant grimpeur, ingénieur hydrographe pour la marine, alors...

    Pourquoi avoir choisi la pneumologie ?

    Pendant mes études, j’étais fascinée par la chirurgie, mais, au fil du temps, je me suis dit que si je voulais des enfants et une vie de famille, ce n’était pas le mieux. J’ai fait un stage en pneumologie, à l’hôpital Foch de Suresnes, auprès d’une équipe de médecins remarquables qui m’ont suggéré de me spécialiser en greffe pulmonaire. J’ai donc fait un DEA de transplantation d’organes, j’ai exercé deux ans à l’hôpital Foch. Puis j’ai suivi mon mari à Brest.

    J’avais déjà deux enfants, je travaillais comme une bête, je ne voulais pas me laisser engloutir. Je suis partie avec en tête un schéma de vie idéale. J’aurais mes mercredis pour les enfants (j’en ai eu deux de plus là-bas), pour les goûters d’anniversaire, j’irais voir des spectacles… Puis cette histoire du Mediator m’est tombée dessus.

    Comment ?

    Pendant mon internat, en 1990, j’avais travaillé à l’hôpital Antoine-Béclère. Les médecins étaient hors d’eux parce qu’ils s’apercevaient que l’Isoméride, un coupe-faim des laboratoires Servier, était à l’origine d’hypertensions artérielles pulmonaires mortelles. Cela m’avait horrifiée, ce produit commercialisé dont mes chefs me disaient qu’il était extrêmement dangereux, et Servier qui ne voulait rien savoir.

    En 2007, l’hôpital de Saint-Brieuc m’a adressé à l’hôpital de Brest un patient avec la même pathologie, sous Mediator. Moi qui suis lectrice de la revue Prescrire, je suspectais que c’était une molécule dérivée de l’Isoméride. J’ai mené une enquête médico-policière pendant trois ans, à partir de 2007, et j’ai découvert qu’Isoméride et Mediator, c’était bonnet blanc et blanc bonnet.

    J’ai prouvé que les effets toxiques étaient logiquement semblables et que le laboratoire Servier, qui commercialisait le Mediator depuis 1976, ne pouvait ignorer en 2007 que c’était de la mort-aux-rats. Il avait occulté des informations. J’avais l’impression d’être dans un thriller. J’exhumais les dossiers des morts comme on sort les cadavres du placard. J’ai déterré un charnier. J’avais une rage ! Je ne suis pas un médecin empêtré dans une empathie excessive, mais quand on réalise que des gens sont délibérément empoisonnés, c’est insupportable !

    Cette période, jusqu’au retrait de Mediator de la vente (en 2009) et la publication de votre livre (fin 2010), dont la presse se fait l’écho, comment l’avez-vous vécue ?

    J’ai tiré un fil, j’ai reçu l’armoire, puis l’immeuble en pleine face. Cette histoire m’a percutée. Je suis devenue totalement obsessionnelle, rien d’autre ne comptait, cela a envahi mon champ de pensée, vidé ma vie de toute sa substance. J’ai toujours oublié mes enfants un peu partout, mais, là, c’était pire que tout… Cela a été dur pour eux. Je ne m’en occupais plus beaucoup, je ne les écoutais plus. Ma dernière, qui avait 7 ans à l’époque, m’en fait encore le reproche à 17 ans.

    Et il y avait cette ombre qui pesait… Quand le sous-titre du livre a été censuré, l’un de mes fils a fondu en larmes en classe. « Ma maman va aller en prison. » Cette histoire les a marqués. Ils veulent tous être médecin, pharmacien ou chercheur en biologie, mais ils posent un regard très critique sur la recherche du profit.

    En fait, je suis née deux fois : le 26 mars 1963, puis avec l’affaire du Mediator, qui a été une rupture gigantesque. Avec ce combat, c’est comme si je remboursais une dette sociale, mon enfance douce, ma vie extrêmement privilégiée auprès d’un charmant mari, polytechnicien comme mon père.

    La médiatisation de l’affaire, en novembre 2010, a dû être une tornade également.

    C’était surtout un soulagement. C’était libératoire, jouissif de dénoncer les agissements de ce labo devant toutes les télés de France. Moi qui ne suis pas très courageuse, pas une militante, j’avais eu la trouille. Trouille de me planter scientifiquement, d’être attaquée par Servier pour le livre. Et, quand il a obtenu la censure du sous-titre, j’ai été anéantie de voir que la justice ne me protégeait pas.

    A l’époque, on ne parlait pas encore de « lanceurs d’alerte ». La première fois que j’ai rencontré ce mot, c’était en anglais, « whistle blower », dans un mail injurieux à mon encontre d’un expert de l’Agence nationale de sécurité du médicament. J’étais celle « qui se prenait pour un whistle blower ». Je suis allée voir la définition sur Wikipedia, et j’ai compris que, oui, je me prenais exactement pour ça.

    Avez-vous parfois regretté d’être cette lanceuse d’alerte ?

    Jamais, jamais, jamais, même pas une seconde. Je n’ai pas fait un sacrifice, juste ce que j’avais à faire, je n’avais pas le choix, c’est une question d’éducation. Je devais tendre la main à ceux qui se noyaient. Mais, aujourd’hui, je voudrais que cela s’arrête. J’aspire à retrouver ma vie d’avant. Cette affaire est un cauchemar sans fin.

    Quand les médias s’en sont emparés, je me suis dit que j’avais fait le job, les politiques s’en saisissaient, une instruction était ouverte, une loi d’indemnisation votée. Je me suis dit qu’on avait des institutions pour s’occuper de ce crime désormais connu. J’étais convaincue que j’allais recommencer à faire de la voile avec mes enfants.

    Ce retour à la vie d’avant n’a-t-il pas eu lieu ?

    Non, je passe mes week-ends sur les dossiers. Depuis 2012, tout dysfonctionne. Deux ans après l’euphorie, lorsque l’affaire a éclaté, cela a été la gueule de bois. Si je ne m’en occupe pas en permanence, le couvercle se referme, des cabinets d’avocats entiers ralentissent la justice, l’indemnisation correcte des victimes… Je dois me battre dossier par dossier, et il y en a des milliers ! Et le procès pénal s’éloigne sans cesse. Je sais que j’y consacrerai les dix ans qui me restent de carrière.

    Vous continuez d’exercer à l’hôpital de Brest…

    Oui, je jongle entre les deux. Mon agenda est sans cesse perturbé, mais, avec mes patients, rien n’a changé. Enfin si, ils m’en parlent tout le temps. Ils sont très reconnaissants. Dans la rue aussi, on m’arrête, on me remercie, on me touche. C’est émouvant. Les gens me disent de continuer, de ne rien lâcher, qu’ils sont derrière moi. Ils me voient comme une citoyenne en lutte contre le système qui les écrabouille. Ils savent que je suis de leur bord. Alors que je suis un peu « bourge », quand même…

    Ressort-on différente d’une telle épreuve ?

    Mon regard sur le milieu médical a changé. J’ai été soutenue dans mon hôpital, lors de mes investigations. En 2011, quand je passais mon temps au ministère de la santé, mon patron, chef de la pneumologie, a pris toutes mes consultations. Mais j’ai découvert le poids du complexe médico-industriel. La trahison des élites médicales, qui sont dans un déni de réalité par rapport au Mediator. Selon elles, il aurait fait 10 morts et non 2 000 comme validé par l’instruction pénale – moi je pense qu’ils sont encore plus nombreux.

    N’avez-vous été aucunement soutenue par vos pairs ?

    Si la collaboration avec les laboratoires se faisait réellement sous réserve d’une exigence éthique minimale, le lendemain de l’affaire, mes confrères auraient dû renoncer à tout partenariat avec Servier jusqu’à ce que les victimes reçoivent une indemnisation satisfaisante. Or, jamais le corps médical, l’Académie de médecine, les sociétés savantes, n’ont demandé la moindre restriction de ces liens. Seuls quelques « grands » médecins (Didier Sicard, Rony Brauman, Axel Kahn...) ont signé avec moi l’été dernier un manifeste pour protester contre la persistance indécente de cette collusion avec Servier.

    Les politiques m’ont été plus favorables qu’une certaine nomenklatura médicale qui a fait de moi un « personnage médiatique » pour me déconsidérer, comme si les médias étaient une fin, et non un moyen. La souffrance des victimes, ils s’en fichent au-delà de l’imaginable. J’ai découvert que le corps médical s’était laissé dévoyer par sa quête d’argent, de pouvoir et d’honneur. C’est pour cela que j’ai refusé la Légion d’honneur. Pour ne pas faire comme eux.

    N’avez-vous pas craint que la sortie du film d’Emmanuelle Bercot, « La Fille de Brest », que vous avez inspiré, n’alimente ces critiques quant à votre médiatisation ?

    Je me fiche de mon image publique. A Dieu seul la gloire (Soli deo gloria), voilà ce que je lisais sur les partitions de Bach lorsque j’avais le temps de jouer de l’orgue à l’office. Si l’indemnisation des victimes et le procès doivent passer par une exposition médiatique, s’il faut un film, du théâtre, un opéra, on y va, je l’assume ! Moi, je dois m’occuper des victimes, aller jusqu’au bout avec elles. Que je sois glorifiée ou dénigrée n’a pas d’importance.

    Ce film est réaliste, palpitant. Et très porteur. C’est une autre façon de témoigner qui est majeure pour contrer le déni de réalité de trop de médecins, et du laboratoire. Le film montre la souffrance des victimes, l’horreur du crime, il y a même une scène d’autopsie très importante. Il montre aussi combien les autorités de santé ont failli à leur mission. Je suis très sollicitée par les étudiants en médecine pour des projections-débats. Je fais parfois 1 000 kilomètres en voiture, mais j’y vais. Et on débat deux heures avec passion.

    Que ferez-vous des droits d’adaptation du livre que vous avez touchés, pour ce film ?

    J’ai reçu 250 000 euros. Un tiers a été versé à une fondation qui forme des visiteurs pour les hôpitaux. Le reste, c’est mon trésor de guerre, car la guerre n’est pas terminée… J’ai ouvert un « compte Mediator » qui finance mes déplacements, qui paye un appel, le transport d’un corps pour autopsie, d’une victime pour un examen spécialisé, ou simplement pour qu’elle aille rendre visite à ses enfants qui habitent au loin alors qu’elle attend depuis six ans son indemnisation… Les victimes du Mediator ont de petits moyens. Elles sont piétinées, sans pitié, par Servier.

    Propos recueillis par Pascale Krémer

    « La fille de Brest » d’Emmanuelle Bercot, avec Sidse Babett Knudsen et Benoît Magimel, sur les écrans mercredi 23 novembre.

    Pascale Krémer
    Journaliste au Monde

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