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28 août 2018

Genève : Le natel à l'école fait débat en cette rentrée

"Apprendre aux enfants les risques et les avantages engendrés par les technologies serait de salubrité publique." C’est la responsabilité des enseignants d’éduquer les élèves sur les moyens de réduire l'exposition aux rayonnements provenant de la technologie sans fil. Cet article traite davantage des aspects sociaux de l'utilisation des smartphones.

«C’est vraiment sûr, on part sans natel?»
par Aurélie Toninato, ABO+, tdg.ch, mis à jour le 28 août 2018

L'usage du natel par les élèves fait débat, notamment à
Genève, où le DIP réfléchit à la possibilité de bannir les
portables des écoles. 
Image: Getty Images
Éducation Des élèves sont partis en voyage d’études sans leur portable. Ils racontent l’expérience, entre crainte pour leur identité numérique et l’absence de photos donc de souvenirs.

En ce jour de rentrée scolaire, 76 000 élèves reprennent le chemin de l’école. Et presque autant de téléphones portables, dans le sac ou la poche d’une majorité d’entre eux. Alors que l’usage du natel par les élèves fait débat (la cheffe de l’Instruction publique, Anne Emery-Torracinta, veut ouvrir la réflexion sur la possibilité de bannir les portables dans les écoles), retour sur une expérience inédite organisée au Cycle d’orientation des Grandes-Communes, à Onex.

Quatre jours entiers sans smartphone. Pas d’agenda ni de réveil. Surtout, pas de photo ni de fenêtre ouverte sur la vie des autres et sur la sienne via les réseaux sociaux. Vingt-quatre élèves des Grandes Communes, âgés de 14 à 15 ans, sont partis en voyage d’études à Lucerne sans leur téléphone portable. Une idée de leur enseignante, Stéphanie Gurtler. «Normalement, en camp, on récolte les natels tous les soirs, c’est pénible à faire, explique l’enseignante d’anglais. Sur un coup de tête, je me suis dit qu’on allait tenter un voyage sans objets connectés. Afin de favoriser des liens plus directs entre les élèves et leur faire vivre une expérience qui puisse les faire réfléchir sur leur rapport au portable.»

Elle obtient le soutien de sa direction, puis des parents d’élèves, «ils étaient ravis!» Face aux jeunes, elle expose le projet «comme une expérience, un défi, pas comme une privation, en insistant sur l’aspect inédit». Elle et son accompagnant resteront branchés, avec parcimonie, pour des questions de sécurité.

«On est né avec, on sait gérer»

Une semaine avant le départ, dans la salle de classe, la contestation n’est pas féroce, mais ça grimace un peu derrière les pupitres. «C’est quand même hyper injuste.» Il plane une impression d’infantilisation. «C’est trop extrême. Il suffisait de nous fixer des règles!» «Ce n’est pas une expérience de ouf, notre génération est née avec cette technologie, on sait la gérer.» Un autre renchérit: «On n’est pas H24 sur le tél, quand on sort avec nos potes on n’y touche presque pas. C’est faux de dire que sans natel on va «sociabiliser».

On ouvre le chapitre des préoccupations. Qu’est-ce qui leur manquera le plus? Réponse unanime: «On ne pourra pas écouter notre musique, on va trop s’ennuyer le soir et dans le train!» Le trajet en train inquiète aussi Stéphanie Gurtler: «Ils peuvent être assez bruyants, j’espère que ça ira… On fera des jeux!» Les bons vieux échecs, jeux de cartes et Trivial pursuit ont retrouvé leurs lettres de noblesse et seront du voyage.

Un élève lance ensuite, sur un ton grave, une autre préoccupation, sous les hochements de tête des camarades: «On va perdre tous nos feux, M’dame…» Au fond du fossé générationnel, on quémande une explication. «Sur le réseau social Snapchat, si on envoie chaque jour une photo à un certain nombre de contacts, on reçoit en retour des récompenses, des feux.» Briser la chaîne de photos consécutives, c’est signer la mort de sa réserve de feux amassés. Et ça, il n’en est pas question. «Perdre tout ce travail, j’aurais trop la haine», relève Titouen. Alors, ils ont trouvé des «astuces». Comme donner son mot de passe à un cousin ou à la meilleure amie pour poursuivre l’œuvre. L’intérêt des feux? «C’est un truc de jeunes! sourit Djogo. Ça permet de rester en contact.» Réponse éclairée de Patricia. «C’est comme avec les jeux d’argent. Une fois qu’on a commencé, on en veut toujours plus.»

La question des photos taraude. Dix élèves et l’enseignante apportent leur appareil. Mais c’est loin de convaincre. Marcel assène: «Ça ne sera pas nos propres photos. On n’aura pas de souvenirs du voyage!» Titouen ajoute: «On ne pourra rien partager avec nos potes et nos parents, on pourra raconter mais pas illustrer.» Karoline relativise: «À la limite, si on partait dans une ville trop stylée comme Barcelone, on partagerait sur Internet. Mais Lucerne…» Un dernier relève: «Et la qualité, merci, c’est moins bon que nos natels!»

On cite ensuite la question de l’autonomie. «Si on se perd, comment retrouver notre chemin?» On vous distribuera des cartes, tempère l’enseignante, et vous aurez peu de moments seuls. Plus surprenant, les parents entrent dans le débat. «Ça va être dur pour eux, ils sont habitués à avoir des nouvelles tout le temps.» La cloche sonne, c’est la pause. Zana s’approche de l’enseignante: «C’est vraiment sûr alors, on part sans natel?»

Créativité «boostée»

Quelques jours plus tard, départ pour Lucerne. Au programme: vélo, luge d’été, musée, paddle, entre autres. L’expérience se déroule sans encombre. L’enseignante est enchantée. «L’ambiance était détendue. Un seul élève m’a demandé mon natel, pour voir un résultat de match du Mondial. Tous ont trouvé des activités pour s’occuper.» Elle ajoute que cette expérience a aussi permis de relativiser l’addiction qu’on prête souvent aux jeunes, «ils ont été capables de s’adapter».

En classe, à l’heure du bilan, toutes les mains se lèvent pour saluer une expérience positive. Et de résumer: «Ça passait, mais ça aurait quand même été mieux avec le natel.» La majorité n’a rien perdu de ses feux, ouf. Les élèves disent quand même s’être un peu ennuyés. Pourtant, leur créativité a été «boostée», soutient la maîtresse. «C’est vrai qu’on a inventé des jeux, sourit Marcel. Comme le fraudage dans la rue: il faut franchir le mobilier urbain en sautant par-dessus.» On cite aussi un cache-cache géant dans le musée.

Quant à Karoline, elle déplore de devoir transférer les photos sur l’ordinateur avant de pouvoir les partager: «C’est long. Les autres classes ont déjà plein d’images trop stylées.» Les élèves avaient peur de ne pas garder de souvenirs sans photos personnelles. Alors? «J’ai des images dans la tête, mais ça va disparaître. Mon seul souvenir, ça sera un ticket pour le Pilatus…» relève Djogo, mi-rieur, mi-sérieux.

Sont-ils prêts à retenter l’expérience d’un camp sans portable? «Oui, mais avec du soleil et pas à Lucerne!»


«On les prive de l’objet névralgique de leur identité»

Gabriel Thorens est médecin au service d’addictologie de l’Hôpital cantonal. Patrick Amey est professeur et sociologue à l’Université de Genève. Il a lancé une recherche sur les usages par les adolescents des nouveaux médias. Ils reviennent sur ce camp sans portable.

Est-ce intéressant de mener une telle expérience? Que peuvent en retirer les élèves?
Gabriel Thorens (GT): Si la privation est discutée en amont, alors toute nouvelle expérience est bonne à prendre. Sans parler forcément d’addiction, on peut dire que les jeunes ont des automatismes dans l’utilisation de leur natel. En être privé durant une période donnée leur permet de réaliser ce qui se passe si l’objet n’est pas disponible et cela force à une adaptation. Mais il faut réguler la consommation plutôt que de tenter de la supprimer, comme cela se pratique dans certains pays. Je pense notamment à la Corée du Sud,qui organise des «camps» de désaccoutumance forcée.
Patrick Amey (PA): Pour ces jeunes, cela signifie se priver de l’objet qui est au centre névralgique de leur identité. C’est loin d’être anodin. Cela peut donner lieu à une réflexion sur la manière dont ils réagissent et leur faire se poser la question d’une éventuelle addiction à la surconsommation de l’objet.

L’utilisation du smartphone entrave-t-elle les relations sociales des jeunes? Communiquent-ils moins?
GT: C’est réducteur. Le téléphone peut à la fois être source d’appauvrissement d’un certain type d’interactions, mais, a contrario, il peut être un vecteur pour d’autres.

PA: Je ne pense pas que ce soit une question d’intensité d’échange. Les jeunes ne communiquent sans doute pas davantage sans portable, mais différemment. Être sans natel va leur permettre de retrouver des relations qui ne donnent pas lieu à une médiatisation, où on interagit avec autrui sans qu’un outil ne vienne faire la médiation ou ne filtre l’échange. Ils vont vivre dans le présentiel, davantage que dans un jeu de figuration où il faut sans cesse montrer, se faire reconnaître et être approuvé par le regard et les commentaires de leurs pairs. L’échange est recentré sur le «ici et maintenant», alors qu’avec leur portable ils sont toujours dans le maintenant et l’après.

«Sans natel, on n’aura pas de souvenirs», disent-ils. Leur faut-il une image pour fixer un souvenir? Et ce qui n’est pas instantané ne vaut plus la peine d’être partagé?

PA: Leur identité passe par la médiatisation des scènes de leur vie quotidienne, ils proposent un récit de leur vie. Publier des photos une semaine après l’événement, cela rompt le fil. Ils sont dans l’immédiateté pour obtenir la reconnaissance des pairs. Ce n’est pas comparable à la génération Kodak qui photographiait pour se remémorer des souvenirs d’un moment précis d’une vie dix à quinze ans plus tard. Eux veulent montrer le temps présent et répondre à l’injonction du partage de ces moments de vie présents. Les images sont, avec les réseaux sociaux, devenues un déclencheur de liens sociaux, un prétexte à la conversation.

Les élèves craignaient la perte de leurs feux sur Snapchat. Comment expliquer cette inquiétude?
GT: Je pointerais deux aspects. Le premier, le contenu délibérément addictogène de ces feux et autres applications. C’est à celui qui sera le plus attractif dans cette guerre des réseaux sociaux et qui saura mieux rendre captif l’utilisateur avec des mécanismes de conditionnement qui mènent à l’addiction. C’est le même principe que la machine à sous, avec un système de petites récompenses qui donnent envie de continuer. Ensuite, ce système de feux est lié à l’importance de l’image. Il y a un besoin de conformité. Ce n’est pas nouveau, cela a toujours existé en dehors des réseaux sociaux, en classe, à l’école. Ce qui est différent, en revanche, c’est que ces mécanismes sont exacerbés par les moyens de communication. La dimension est plus large, la comparaison avec autrui ne se limite plus à l’effectif d’un établissement scolaire.

PA: Cette crainte à l’égard de la perte des feux est en effet liée à une angoisse de déperdition d’une certaine popularité, d’un capital social qui renvoie à une identité désormais numérique et construite sur ce que le jeune fait, non plus sur qui il est. Ne pas avoir de feux donne l’impression qu’on n’intensifie pas ses relations avec ses camarades, qu’on est en retrait en termes de sociabilité. Il faut montrer sa capacité à nouer des liens et l’exhiber.

Smartphone interdit, non mais allô quoi!
L’éditorial par Olivier Bot, tdg.ch, mis à jour le 28 août 2018

Bannir le natel de l’école, y compris pendant les pauses et récréations? Le canton de Vaud l’a décidé. Genève y pense. La France voisine, elle, inaugure sa première rentrée scolaire sans smartphone. Voilà l’état des lieux et le paradoxe de notre époque.

Le natel est devenu notre assistant personnel, notre béquille, notre principal canal de communication et même notre dernier recours en cas d’urgence. L’outil technologique qui a imprimé sa marque sur ce début de millénaire se retrouve pourtant mis au ban de l’apprentissage de la vie en société.

Aux adultes, dont la pédagogie consiste trop souvent en l’adage «faites ce que je dis, pas ce que je fais», les adolescents répondent qu’ils ne voient pas où est le problème. Ils se parlent. Et la médiatisation de leur vie personnelle donne aussi lieu à moult discussions en direct. Qu’il ne faille pas que les natels perturbent les cours tombe sous le sens. Mais que cet outil d’aujourd’hui soit le paria de l’instruction paraît idiot.

Les générations qui n’ont pas eu de natel durant leur enfance se souviennent des interdictions qui leur étaient faites de regarder la télévision, le soir, veille d’école. Cette régulation, qui n’était pas une interdiction, dans de nombreux foyers, a suffi à maîtriser ce premier écran. Il est ensuite devenu un outil pédagogique et on enseigne désormais la lecture des images en classe. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour le natel?

Apprendre aux enfants les risques et les chances engendrées par les technologies serait de salubrité publique. D’autant que les adolescents sont confrontés tôt et au travers de leurs smartphones aux dangers d’exposer leur vie sur les réseaux sociaux. L’école n’a-t-elle rien à apprendre à ces enfants sur ce smartphone, qui sera si primordial dans leur vie d’adulte? Et nous qui le regardons sans cesse, qu’avons-nous à leur dire? (TDG)

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