(Keystone) |
par Daniela Mariani, swissinfo.ch,
20 novembre 2014
La Cour de cassation italienne a annulé mercredi soir la condamnation à 18 ans de prison infligée à Stephan Schmidheiny. Motif invoqué: la prescription des faits. En Suisse, le Tribunal fédéral avait classé une poursuite pénale contre l’industriel pour la même raison. En matière de droit civil, le délai de prescription pourrait être d’ici peu rallongé. Mais pas assez pour les victimes de l’amiante.
«Annulation sans renvoi devant la justice de la condamnation à 18 ans de Stephan Schmidheiny, car tous les faits sont prescrits». La demande présentée mercredi soir par le procureur Francesco Mauro a été rapidement avalisée par la Cour de cassation italienne. En février 2012, l’industriel milliardaire, ancien propriétaire de la société Eternit, avait été condamné à 16 ans de réclusion en première instance pour avoir provoqué la mort de 3000 personnes dans ses usines d’amiante en Italie. En juin 2013, le tribunal d’appel avait encore alourdi la peine de deux ans supplémentaires.
Mais la Cour de cassation n’a pas été du même avis. «Le désastre environnemental est prescrit pour la fermeture des usines en 1986. Et étant donné qu’on ne peut pas lier le désastre environnemental aux victimes, la condamnation est donc annulée», a expliqué le procureur général.
Cette sentence a été accueillie avec incrédulité par les personnes présentes au tribunal, dont de nombreux parents de victimes. La public a crié «honte, honte».
La défense s’est en revanche naturellement montrée satisfaite de cette décision. «Il est désormais prouvé que le procès Eternit à Turin avait plusieurs fois violé massivement le droit à un procès équitable ainsi que le principe 'pas de peine sans loi', selon les articles 6 et 7 de la convention européenne des droits de l'homme», a déclaré Elisabeth Meyerhans Sarasin, porte-parole de Stephan Schmidheiny.
Affaire également classée en Suisse
En Suisse, Stephan Schmidheiny n’a été mis en cause pénalement qu’une seule fois. Mais la plainte pour homicide involontaire et lésions corporelles déposée par les proches d’une victime de l’amiante contre lui et son frère Thomas a été définitivement classée par le Tribunal fédéral en 2008. La Cour suprême suisse avait également motivé sa décision par le fait que les faits étaient prescrits.
«En Suisse les délais de prescription en matière pénale courent à partir du moment où le fait est commis; concrètement, la dernière exposition à l’amiante», explique l’avocat David Husmann, président de l’Association suisse des victimes de l’amiante (VAO), contacté par swissinfo.ch avant l’annonce du verdict de la Cour de cassation italienne. Pour l’avocat, le système pénal suisse a sa raison d’être. «J’ai une certaine compréhension pour le fait que dans le droit pénal, après un certaine période, une personne doit être laissée en paix.»
Lorsque le procès de Turin s’était ouvert, en 2009, le gouvernement suisse avait indiqué dans une réponse à une interpellation parlementaire qu’il n’était pas opportun de modifier le Code pénal pour prolonger la prescription dans un cas comme celui de l’amiante.
«Vouloir les poursuivre sur une durée plus longue répondrait à la volonté de trouver un responsable et d’assouvir un besoin de vengeance. En effet, du point de vue de la politique criminelle, une sanction pénale ne paraît guère nécessaire. Si l’auteur n’a pas commis d’autre infraction dans l’intervalle, la sanction, qui a pour objectif principal de resocialiser l’auteur et d’éviter la récidive, aurait peu de sens», justifiait alors le gouvernement.
Autre avis à Strasbourg
Le problème est que le même principe est également valable en matière de droit civil, souligne David Husmann. Le Code des obligations prévoit en effet que le terme de la prescription échoit dix ans après le fait dommageable. Un écueil infranchissable pour les victimes de l’amiante et leurs familles qui se lancent dans une procédure civile pour obtenir réparation. Les maladies provoquées par la «poudre qui tue» ont une période de latence très longue, en moyenne de 25 ans.
Le jugement de Strasbourg
La Cour europénne des droits de l’homme (CEDH) critique cette situation. En mars de cette année, elle a accepté le recours d’une famille d’une victime de l’amiante. Le CEDH a établi que la Suisse a violé le droit à un procès équitable en refusant l’octroi d’une indemnisation à cause de la prescription.
Dix, vingt ou trente ans?
Avant même la sentence de la CEDH, en novembre 2013, le gouvernement suisse a présenté un projet de révision du droit en matière de prescription en proposant en particulier de faire passer le terme de la prescription absolue de 10 à 30 ans.
Le Conseil national a débattu du projet de loi en septembre dernier et a décidé de fixer le délai de la prescription à 20 ans. Selon la majorité de la Chambre basse, un délai de 30 ans génère une insécurité excessive, surtout dans les entreprises, en raison de coûts élevés pour les primes d’assurance mais d’un excès de bureaucratie due à l’obligation de conserver les documents d’époque.
Une décision «inacceptable» pour David Husmann. «La majeure partie des cas serait prescrite. Nous étions même opposés à un délai de 30 ans. Nous sommes favorables à ce que la prescription commence au moment où le dommage se manifeste. C’est simplement une question de logique. Il ne peut y avoir de prescription avant que le fait dommageable se manifeste. En France, par exemple, cette solution est appliquée depuis plusieurs années.»
David Husmann espère désormais que le Conseil des Etats – la Chambre haute du Parlement qui devra à son tour se prononcer sur cette révision – change de cap. Si ce n’est pas le cas, l’Association suisse des victimes de l’amiante est prête à se battre jusqu’à Strasbourg. «Si la révision n’est pas modifiée, nous déposerons un nouveau recours auprès de la Cour européenne des droits de l’homme et nous gagnerons encore une fois», prédit l’avocat de l’association.
Pourquoi changer?
Durant le débat au Conseil national, certains députés de droite ont souligné que le prolongement du délai de prescription ne correspond pas à la méthode que le Parlement a choisi pour régler ce genre de risques.
«La méthode que nous avons choisie consiste en une assurance obligatoire, qui, en combinaison avec d’autres assurances comme l’AVS (assurance vieillesse et survivants), couvre beaucoup mieux le dommage subi en étant exposé sans le savoir à des matières qui rendent malade. Cette méthode est aux systèmes d’actions judiciaires ouverte à ceux qui ont les moyens de les conduire», avait déclaré à la tribune le député Yves Nidegger, de l’Union démocratique du centre (UDC / droite conservatrice).
David Husmann admet que la situation en Suisse est relativement bonne. Cependant, les assurances, en particulier la SUVA (assurance obligatoire contre les accidents du travail), ne couvrent pas intégralement les coûts auxquels doit faire face une personne malade à cause de l’amiante. Par exemple, seulement 80% du salaire est versé.
Fonds d’indemnisation
Pour mettre fin à une affaire qui dure depuis des années et dans le même temps pour éliminer les obstacles créés par le délai de prescription, l’Association suisse des victimes de l’amiante a demandé la création d’un fonds d’indemnisation pour les personnes qui n’auraient plus légalement droit d’obtenir réparation. Ce fonds devrait être doté d’environ un demi-milliard de francs, selon l’association. La proposition, soutenue par les syndicats et la gauche, a reçu le soutien de la Commission des affaires juridiques du Conseil national.
Mais à fin octobre, le gouvernement a répondu négativement. Le Conseil fédéral s’est dit disposé à fixer une table ronde réunissant tous les milieux intéressés, mais a rejeté l’idée d’un fonds public.
Dans sa réponse, le gouvernement rappelle avoir justement proposé d’augmenter à 30 ans le délai de prescription absolue et il souligne que l’indemnisation des victimes de l’amiante «se fonde principalement sur la responsabilité de droit privé des auteurs du dommage, soit des particuliers, notamment celle des employeurs envers leurs employés». Instituer un fond public «reporterait la responsabilité privée sur l’Etat».
«Je partage en partie l’opinion du gouvernement selon laquelle il ne revient pas à l’Etat d’indemniser des dommages provoqués par des privés», déclare David Husmann. Le président de l’Association suisse des victimes de l’amiante observe cependant que l’Etat n’est pas exempt de tout reproche dans ce dossier.
«La SUVA, qui est un organisme de droit public, et l’Office fédéral de la santé publique auraient dû contrôler l’application des mesures de sécurité. Mais ils ne l’ont pas fait. C’est pourquoi nous sommes d’avis que l’Etat ne peut pas rester en dehors», estime l’avocat. A noter que la SUVA a toujours rejeté ce reproche.
Par Daniela Mariani, swissinfo.ch
(Traduction de l’italien: Olivier Pauchard)
Liens
Comité d’aide et d’orientation des victimes de l’amiante
http://www.swissinfo.ch/fre/condamnation-annul%C3%A9e-pour-stephan-schmidheiny/41124022
La Cour de cassation italienne a annulé mercredi soir la condamnation à 18 ans de prison infligée à Stephan Schmidheiny. Motif invoqué: la prescription des faits. En Suisse, le Tribunal fédéral avait classé une poursuite pénale contre l’industriel pour la même raison. En matière de droit civil, le délai de prescription pourrait être d’ici peu rallongé. Mais pas assez pour les victimes de l’amiante.
«Annulation sans renvoi devant la justice de la condamnation à 18 ans de Stephan Schmidheiny, car tous les faits sont prescrits». La demande présentée mercredi soir par le procureur Francesco Mauro a été rapidement avalisée par la Cour de cassation italienne. En février 2012, l’industriel milliardaire, ancien propriétaire de la société Eternit, avait été condamné à 16 ans de réclusion en première instance pour avoir provoqué la mort de 3000 personnes dans ses usines d’amiante en Italie. En juin 2013, le tribunal d’appel avait encore alourdi la peine de deux ans supplémentaires.
Mais la Cour de cassation n’a pas été du même avis. «Le désastre environnemental est prescrit pour la fermeture des usines en 1986. Et étant donné qu’on ne peut pas lier le désastre environnemental aux victimes, la condamnation est donc annulée», a expliqué le procureur général.
Cette sentence a été accueillie avec incrédulité par les personnes présentes au tribunal, dont de nombreux parents de victimes. La public a crié «honte, honte».
La défense s’est en revanche naturellement montrée satisfaite de cette décision. «Il est désormais prouvé que le procès Eternit à Turin avait plusieurs fois violé massivement le droit à un procès équitable ainsi que le principe 'pas de peine sans loi', selon les articles 6 et 7 de la convention européenne des droits de l'homme», a déclaré Elisabeth Meyerhans Sarasin, porte-parole de Stephan Schmidheiny.
Affaire également classée en Suisse
En Suisse, Stephan Schmidheiny n’a été mis en cause pénalement qu’une seule fois. Mais la plainte pour homicide involontaire et lésions corporelles déposée par les proches d’une victime de l’amiante contre lui et son frère Thomas a été définitivement classée par le Tribunal fédéral en 2008. La Cour suprême suisse avait également motivé sa décision par le fait que les faits étaient prescrits.
«En Suisse les délais de prescription en matière pénale courent à partir du moment où le fait est commis; concrètement, la dernière exposition à l’amiante», explique l’avocat David Husmann, président de l’Association suisse des victimes de l’amiante (VAO), contacté par swissinfo.ch avant l’annonce du verdict de la Cour de cassation italienne. Pour l’avocat, le système pénal suisse a sa raison d’être. «J’ai une certaine compréhension pour le fait que dans le droit pénal, après un certaine période, une personne doit être laissée en paix.»
Lorsque le procès de Turin s’était ouvert, en 2009, le gouvernement suisse avait indiqué dans une réponse à une interpellation parlementaire qu’il n’était pas opportun de modifier le Code pénal pour prolonger la prescription dans un cas comme celui de l’amiante.
«Vouloir les poursuivre sur une durée plus longue répondrait à la volonté de trouver un responsable et d’assouvir un besoin de vengeance. En effet, du point de vue de la politique criminelle, une sanction pénale ne paraît guère nécessaire. Si l’auteur n’a pas commis d’autre infraction dans l’intervalle, la sanction, qui a pour objectif principal de resocialiser l’auteur et d’éviter la récidive, aurait peu de sens», justifiait alors le gouvernement.
Autre avis à Strasbourg
Le problème est que le même principe est également valable en matière de droit civil, souligne David Husmann. Le Code des obligations prévoit en effet que le terme de la prescription échoit dix ans après le fait dommageable. Un écueil infranchissable pour les victimes de l’amiante et leurs familles qui se lancent dans une procédure civile pour obtenir réparation. Les maladies provoquées par la «poudre qui tue» ont une période de latence très longue, en moyenne de 25 ans.
Le jugement de Strasbourg
La Cour europénne des droits de l’homme (CEDH) critique cette situation. En mars de cette année, elle a accepté le recours d’une famille d’une victime de l’amiante. Le CEDH a établi que la Suisse a violé le droit à un procès équitable en refusant l’octroi d’une indemnisation à cause de la prescription.
Dix, vingt ou trente ans?
Avant même la sentence de la CEDH, en novembre 2013, le gouvernement suisse a présenté un projet de révision du droit en matière de prescription en proposant en particulier de faire passer le terme de la prescription absolue de 10 à 30 ans.
Le Conseil national a débattu du projet de loi en septembre dernier et a décidé de fixer le délai de la prescription à 20 ans. Selon la majorité de la Chambre basse, un délai de 30 ans génère une insécurité excessive, surtout dans les entreprises, en raison de coûts élevés pour les primes d’assurance mais d’un excès de bureaucratie due à l’obligation de conserver les documents d’époque.
Une décision «inacceptable» pour David Husmann. «La majeure partie des cas serait prescrite. Nous étions même opposés à un délai de 30 ans. Nous sommes favorables à ce que la prescription commence au moment où le dommage se manifeste. C’est simplement une question de logique. Il ne peut y avoir de prescription avant que le fait dommageable se manifeste. En France, par exemple, cette solution est appliquée depuis plusieurs années.»
David Husmann espère désormais que le Conseil des Etats – la Chambre haute du Parlement qui devra à son tour se prononcer sur cette révision – change de cap. Si ce n’est pas le cas, l’Association suisse des victimes de l’amiante est prête à se battre jusqu’à Strasbourg. «Si la révision n’est pas modifiée, nous déposerons un nouveau recours auprès de la Cour européenne des droits de l’homme et nous gagnerons encore une fois», prédit l’avocat de l’association.
Pourquoi changer?
Durant le débat au Conseil national, certains députés de droite ont souligné que le prolongement du délai de prescription ne correspond pas à la méthode que le Parlement a choisi pour régler ce genre de risques.
«La méthode que nous avons choisie consiste en une assurance obligatoire, qui, en combinaison avec d’autres assurances comme l’AVS (assurance vieillesse et survivants), couvre beaucoup mieux le dommage subi en étant exposé sans le savoir à des matières qui rendent malade. Cette méthode est aux systèmes d’actions judiciaires ouverte à ceux qui ont les moyens de les conduire», avait déclaré à la tribune le député Yves Nidegger, de l’Union démocratique du centre (UDC / droite conservatrice).
David Husmann admet que la situation en Suisse est relativement bonne. Cependant, les assurances, en particulier la SUVA (assurance obligatoire contre les accidents du travail), ne couvrent pas intégralement les coûts auxquels doit faire face une personne malade à cause de l’amiante. Par exemple, seulement 80% du salaire est versé.
Fonds d’indemnisation
Pour mettre fin à une affaire qui dure depuis des années et dans le même temps pour éliminer les obstacles créés par le délai de prescription, l’Association suisse des victimes de l’amiante a demandé la création d’un fonds d’indemnisation pour les personnes qui n’auraient plus légalement droit d’obtenir réparation. Ce fonds devrait être doté d’environ un demi-milliard de francs, selon l’association. La proposition, soutenue par les syndicats et la gauche, a reçu le soutien de la Commission des affaires juridiques du Conseil national.
Mais à fin octobre, le gouvernement a répondu négativement. Le Conseil fédéral s’est dit disposé à fixer une table ronde réunissant tous les milieux intéressés, mais a rejeté l’idée d’un fonds public.
Dans sa réponse, le gouvernement rappelle avoir justement proposé d’augmenter à 30 ans le délai de prescription absolue et il souligne que l’indemnisation des victimes de l’amiante «se fonde principalement sur la responsabilité de droit privé des auteurs du dommage, soit des particuliers, notamment celle des employeurs envers leurs employés». Instituer un fond public «reporterait la responsabilité privée sur l’Etat».
«Je partage en partie l’opinion du gouvernement selon laquelle il ne revient pas à l’Etat d’indemniser des dommages provoqués par des privés», déclare David Husmann. Le président de l’Association suisse des victimes de l’amiante observe cependant que l’Etat n’est pas exempt de tout reproche dans ce dossier.
«La SUVA, qui est un organisme de droit public, et l’Office fédéral de la santé publique auraient dû contrôler l’application des mesures de sécurité. Mais ils ne l’ont pas fait. C’est pourquoi nous sommes d’avis que l’Etat ne peut pas rester en dehors», estime l’avocat. A noter que la SUVA a toujours rejeté ce reproche.
Par Daniela Mariani, swissinfo.ch
(Traduction de l’italien: Olivier Pauchard)
Liens
Comité d’aide et d’orientation des victimes de l’amiante
http://www.swissinfo.ch/fre/condamnation-annul%C3%A9e-pour-stephan-schmidheiny/41124022
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.