Dieselgate, Levothyrox : dans les coulisses du pôle santé
par VALERIE DE SENNEVILLE / Journaliste, lesechos.fr, 15 novembre 2017
Photo: Le Mediator, médicament conçu pour les diabétiques, également utilisé pour des régimes de perte de poids, est responsable de problèmes cardiaques et de décès de plus de 500 personnes depuis 1976. - Patrick ALLARD/REA
ENQUÊTE Mediator, « dieselgate », Levothyrox… Alors que de plus en plus d'entreprises sont confrontées à des affaires de santé publique, « Les Echos » sont allés enquêter chez ces magistrats et gendarmes qui traquent la fraude médicale et environnementale.
Le « dieselgate », c'est eux, la gestion du scandale de l'amiante, encore eux, l'affaire du Mediator, de la Dépakine, des prothèses PIP, toujours eux... Eux, ce sont les magistrats des pôles santé, de Paris et de Marseille. S'ils sont relativement discrets, leurs dossiers sont, en revanche, largement médiatisés. Cela fait vingt ans que les affaires de santé publique se sont imposées avec fracas dans les tribunaux avec des résultats souvent décevants pour les victimes.
Comment se passent ces enquêtes complexes et délicates, comment sont utilisées ces expertises multiples, pourquoi les instructions sont-elles interminables ? Autant de questions auxquelles les mégaprocès, aux longues listes de parties civiles, peinent à répondre laissant, alors, au journal de 20 heures, les images chocs de victimes en pleurs devant les portes des salles d'audience, frapper les esprits.
Mêmes méthodes que le pôle financier
Or, les dossiers que ces magistrats hyperspécialisés ont à traiter ne cessent de s'élargir. Les grandes entreprises ont appris à connaître ces juges silencieux. Elles avaient l'habitude du pôle financier, elles découvrent le pôle santé. Mêmes méthodes, même besoin de spécialisation et de précision.
A Paris, d'ailleurs, les magistrats sont installés dans les mêmes locaux que le parquet national financier, rue des Italiens dans le 9e arrondissement. Les sept magistrats instructeurs et la section dédiée du parquet travaillent sur 110 dossiers dans quatre grands domaines de la sécurité sanitaire : le travail, les produits de santé (médicaments, produits sanguins...), les aliments de l'homme et de l'animal, et l'environnement (pollution, urbanisme, législation sur les tabacs et l'alcool...).
C'est ce dernier secteur qui vaut à Volkswagen, Renault, PSA et Fiat d'être pris dans les mailles du « dieselgate » . L'enquête judiciaire pour tromperie aggravée faisant suite à un rapport de la Direction de la répression des fraudes (DGCCRF).
Question pénale
Trois juges d'instruction, pour chaque constructeur, sont saisis. Ils mènent des investigations, aidés des gendarmes de l'Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique (OCLAESP). Ensemble, ils vont devoir déterminer dans ces dossiers concernant des constructeurs automobiles si les rejets d'oxydes d'azote des moteurs Diesel ont dépassé les normes légales. Et par quels procédés : y a-t-il eu utilisation d'un logiciel « truqueur » comme chez Volkswagen ? Ou bien calibration délibérée pour que le système de dépollution passe les tests d'homologation mais ne fonctionne pas en conditions réelles ?
On le voit, les questions sont éminemment techniques mais, pour les juges et les enquêteurs, la question principale reste pénale : y a-t-il eu « tromperie sur les qualités substantielles et les contrôles effectués, avec cette circonstance que les faits ont eu pour conséquence de rendre la marchandise dangereuse pour la santé de l'homme ou de l'animal ». Et ce n'est pas si simple.
« C'est long et ça coûte cher »
« C'est long et ça coûte cher », répond laconiquement un des enquêteurs rencontrés dans une caserne en briques rouges à Arcueil, en banlieue parisienne. L'instruction devrait prendre plusieurs années. A chaque fois, il faut construire un « banc d'essais » spécifique car il faut une preuve ayant une valeur incontestable devant les tribunaux. Il est donc impossible d'utiliser ceux qui ont servi aux essais controversés et les expertises vont au-delà des dispositifs d'homologation.
« Notre travail, c'est de savoir si oui ou non il y a une infraction pénale et d'en identifier les auteurs. Mais on ne fait pas de mesures techniques », explique le colonel Jacques Diacono, qui dirige l'OCLAESP. Le gendarme reconnaît que pour ce genre de dossiers, où se superposent course à l'innovation dans les moteurs et rigueur pénale, les enquêteurs font appel à des conseillers techniques.
Du côté magistrats, des assistants spécialisés ont aussi été affectés aux pôles. A Paris, le pôle dispose d'un médecin, d'un pharmacien, d'un inspecteur du travail et d'un vétérinaire. Ils peuvent participer aux perquisitions - « ils savent où chercher », reconnaît un magistrat - et rédiger des notes de travail versées au dossier. Dans le dossier Servier, par exemple, ils ont pu produire l'ensemble de l'historique du Mediator.
Instruction pénale rapide
Cette coopération a permis entre autres que l'instruction sur cet antidiabétique utilisé comme coupe-faim et qui pourrait être responsable à long terme de 500 à 2.100 décès soit menée « tambour battant » par le pôle parisien. Des centaines de personnes se sont portées partie civile. Au bout de six ans d'instruction, l'ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel de près de 650 pages a été rendue début septembre. Et le procès pourrait se tenir en 2018.
« Nous avons eu des moyens assez extraordinaires pour faire le règlement de ce dossier », reconnaît Aude Le Guilcher, vice-procureur, chef du pôle santé du parquet de Paris, qui a été spécialement affectée pendant un an à la seule rédaction du réquisitoire. Résultat, pour Charles Joseph-Oudin, un des premiers avocats représentant les malades du Mediator « le pôle santé publique a bien fait son travail, de façon diligente, transparente et accessible pour les victimes ». Il regrette, en revanche, que « si l'instruction pénale a été rapide, le fonctionnement de la chambre de l'instruction n'est pas satisfaisant ».
Charles Joseph-Oudin défend aujourd'hui les victimes de la Dépakine
De fait, si le travail d'instruction s'est conclu en trois ans, les demandes d'actes de la part de la défense de Servier, qui sont systématiquement soumises à la chambre de l'instruction, ont ajouté trois ans supplémentaires. De quoi faire enrager certains magistrats qui ont accompli en un temps record un travail monumental : « Pour chaque victime, c'est un vrai dossier », explique un juge.
« Le droit pénal, c'est un droit de la dentelle »
C'est une des plus grandes difficultés des affaires sanitaires. Pour que les infractions d'homicide ou de blessure involontaire soient caractérisées, il faut trois éléments : une faute (qui peut être une maladresse, une imprudence ou une négligence...) ; un dommage ; et un lien de causalité (direct ou indirect) entre cette faute et ce dommage. Et ce lien doit être établi pour chaque malade pour prouver qu'à l'instant T, c'est bien la prise de ce médicament-là qui a déclenché la maladie.
Par ailleurs, la responsabilité pénale est par principe une responsabilité personnelle (d'une personne physique ou morale mais clairement identifiée) : « On ne peut pas poursuivre pénalement un phénomène de société, un médicament », explique un juriste en référence à l'affaire de l'amiante. C'est un travail colossal donc qui attend les magistrats et les enquêteurs et qui n'est pas toujours bien compris du grand public. « Le droit pénal, c'est un droit de la dentelle », confie un magistrat habitué de ce genre de dossier.
Dernièrement, les associations de défense des victimes de l'amiante se sont insurgées de voir le parquet requérir la fin des investigations dans plusieurs enquêtes emblématiques ouvertes dans le scandale de l'amiante, visant des faits de blessures et d'homicides involontaires. Les magistrats ont en effet considéré que l'impossibilité scientifique de déterminer, même approximativement, la date à laquelle la victime avait été contaminée et intoxiquée par l'amiante (du fait des temps de latence des maladies très imprécis à l'échelle individuelle) empêchait d'imputer avec certitude l'infraction à une personne déterminée .
« Il s'agit d'avoir une infraction suffisamment caractérisée pour la soutenir à l'audience. La présomption n'existe pas en matière pénale. Et c'est un constat amer quand nous sommes obligés d'admettre que nous sommes dans l'impossibilité de prouver. C'est vrai, la voie pénale n'est pas toujours la mieux adaptée », explique un magistrat du parquet qui se souvient que certaines affaires - comme celle de l'hormone de croissance - ont mis des années à être instruites avant de se transformer en relaxe au procès.
« Classer ce genre d'affaires (les poursuites pour homicide involontaire dans le dossier de l'amiante, NDLR) ne veut pas dire que le parquet ne reconnaît pas ni l'ampleur des conséquences humaines, sanitaires et sociales de l'amiante, ni les souffrances physiques des victimes et toutes celles qui vivent dans la crainte », admet Aude Le Guilcher, qui reconnaît cependant que « la justice a tâtonné pendant quelque temps ».
Des débuts difficiles
C'est en 2001 que Marylise Lebranchu, alors ministre socialiste de la Justice, annonce la création d'un pôle de santé publique au tribunal de Paris, à l'instar des pôles financiers. En 2002, Paris et Marseille sont désignés comme juridictions spécialisées. A eux deux ils se partagent le territoire national. Marseille compte dans sa juridiction notamment Lyon où tous les grands laboratoires pharmaceutiques sont implantés. Les débuts sont laborieux. Et les procès tournent bien souvent au fiasco judiciaire.
Marie Odile Bertella-Geffroy a marqué de son empreinte l'ouverture du pôle. La magistrate se heurte à des manques cruels de moyens, ses instructions sont souvent longues... « Elle a été au pôle santé ce qu'EvaJoly a été au pôle financier », analyse un avocat. En clair, elle a permis de médiatiser des affaires et de faire sortir le pôle de l'ombre. Elle est aujourd'hui avocate et porte les plaintes contre le Levothyrox , affaire gérée par le pôle de santé publique de Marseille, Merck ayant son siège français à Lyon.
Marie Odile Bertella-Geffroy représente des malades du Levothyrox
Depuis septembre 2014, le parquet de Paris dispose d'une section (S1) entièrement dédiée aux contentieux traités par le pôle de santé publique. Des nouvelles stratégies d'enquête ont été mises en oeuvre. Pour le dossier PIP - du nom de ces prothèses mammaires défectueuses provoquant des cancers -, par exemple, le parquet de Marseille a fait en sorte que les investigations concernant les infractions de tromperie soient diligentées uniquement dans le cadre d'une enquête préliminaire (le dossier n'est traité que par le parquet et les parties n'y ont pas accès). Les mis en cause ont été cités directement devant le tribunal correctionnel.
Nouvelles infractions
Le droit pénal a évolué, lui aussi. Des infractions comme celle de « la mise en danger de la vie d'autrui », très utile dans des dossiers comme l'amiante, sont apparues avec le nouveau Code pénal en 1994. Les avocats de victimes ont appris à se servir aussi d'autres délits, comme celui de tromperie.
C'est grâce à « ce délit d'épicier », comme certains le moquaient à l'époque, que l'avocat Georges Holleaux a réussi à faire condamner le docteur Michel Garretta dans l'affaire du sang contaminé . C'est ce délit encore qui a été utilisé dans le dossier Servier . « Mais il ne peut fonctionner que s'il y a un contrat, un produit et une infraction au Code de la consommation », remarque un juriste.
Aujourd'hui, au pôle de Paris un tiers des dossiers est examiné en enquête préliminaire, pour le reste une information judiciaire a été ouverte.
Valérie de Senneville
@VdeSenneville
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