Quand les parents sont accros aux écrans
par Julie Rambal, Le Temps, 14 novembre 2016
Selon les dernières recommandations de l’académie américaine de pédiatrie, un enfant ne devrait pas consulter d’écran plus d’une heure par jour. Mais personne n’a songé à poser de limites à leurs géniteurs. Hargneux, défaillants, indifférents… les parents peuvent devenir pitoyables avec un smartphone dans les mains
Chaque soir, c’est le même scénario. Quand Agathe et ses fils de 7 et 9 ans s’attablent pour le dîner, une chaise reste désespérément vide. Elle a beau s’époumoner en appelant son mari, il n’entend plus, affalé dans un coin et plongé dans un univers parallèle, celui des distractions de son smartphone. «C’est comme si j’avais un ado de 45 ans à la maison. Je dois m’énerver pour qu’il décolle le nez de son Samsung. Je bataille sans cesse pour imposer des durées de tablette strictes aux enfants, et lui passe des heures sur son mobile, à regarder des vidéos niaises, ou Facebook. C’est déplorable.»
Si les pédagogues tirent régulièrement la sonnette d’alarme sur l’augmentation du temps passé sur les écrans par les enfants, peu se préoccupent de recadrer les parents. Et pourtant, leur usage compulsif du smartphone se répercute aussi sur leur progéniture, tandis que la nouvelle manie du «phubbing» (contraction de phone, téléphone, et snubbing, snober), qui consiste à consulter sa machine en pleine conversation avec autrui, se propage derrière les murs discrets des foyers. Réalisée auprès de 6117 parents et enfants âgés de 8 à 13 ans, une enquête de l’entreprise de logiciel antivirus AVG Technologies montre que 50% des parents avouent se laisser distraire par leur portable durant leurs échanges avec leur enfant, que 36% le consultent pendant les repas, et que 28% l’utilisent quand ils jouent avec les petits. De leur côté, 45% des enfants trouvent que leurs parents consultent trop leur téléphone, et 27% rêvent même de le leur confisquer.
Coup de pied
Mais gare aux marmots qui oseraient les détourner de leurs engins. Papa ou maman risqueraient de mordre… comme viennent de le démontrer des chercheurs du Boston Medical Center dans une enquête parue dans la revue Journal of Pediatrics. Pour mesurer à quel point le smartphone perturbe l’harmonie familiale, ils sont allés observer incognito des familles dans des fast-foods. Avec une certaine vision de l’enfer high-tech: chaque fois qu’un parent était interrompu par son enfant en pleine séance d’onanisme tactile, il avait plus de chance de répondre de manière agressive. Une mère ayant même flanqué des coups de pied sous la table à son fils. D’autres ignoraient volontairement les demandes de leur progéniture, avant de répéter des ordres sur un «ton de robot». Surtout aucun parent ne daignait partager ce qu’il visionnait, malgré les suppliques enfantines. «Les parents sur leur téléphone sont plus susceptibles de trouver les demandes de leur enfant irritantes, et moins susceptibles d’apporter l’attention nécessaire», écrivent les chercheurs.
Selon les dernières statistiques françaises, un adulte regarde, en moyenne, 221 fois par jour son smartphone, pour une utilisation de 3h16. En suisse, 80% de la population surfe régulièrement à son domicile, et 4,3% présente des signes d’utilisation à risque. «Le smartphone est un outil immersif qui permet d’assouvir 24h/24 besoins et pulsions: reconnaissance, compétition, interactions sociales, sexe, rencontres, jeux de hasard et d’argent… On s’en sert pour se détendre, et on peut finir par ne plus pouvoir gérer ses frustrations autrement, décrypte Sophia Achab, médecin adjointe agrégée au service d’addictologie des Hôpitaux Universitaires de Genève, et spécialiste des addictions sans substance. Les enfants se retrouvent alors avec un parent noyé dans son accoutumance, comme un alcoolodépendant. Chaque année, une cinquantaine d’adultes viennent consulter pour une addiction au téléphone, souvent parce que leur famille s’en est plainte. Parfois, ce sont aussi les adultes qui n’ont pas conscience de leur comportement ambigu: ils amènent leur ado accro aux jeux vidéo, tout en répondant à chaque appel durant la consultation…», constate la médecin
1500 selfies par jour
Un mois avant qu’elle ne se fasse saucissonner par des truands parisiens et dérober tous les beaux bijoux qu’elle avait exhibés sur Instagram, Kim Kardashian se vantait d’avoir réalisé 6000 selfies en 4 jours de vacances au Mexique, soit s’être retrouvé 1500 fois par jour à fixer voluptueusement son smartphone. Et ce malgré la présence de ses enfants de 9 mois et 3 ans. Bien sûr, la starlette bénéficie d’un bataillon de nounous pour surveiller Saint West et North West (si, si ce sont leurs prénoms). Histoire d’éviter la catastrophe, la négligence irréparable.
Car il existe désormais un lien avéré entre l’arrivée de la 3G et les incidents domestiques: entre 2005 et 2012, aux Etats-Unis, les accidents des enfants de moins de 2 ans nécessitant une surveillance parentale ont augmenté de 10%. «En captant l’attention, le portable peut transformer l’adulte en parent présent-absent, comme ces géniteurs qui sont en dépression, en deuil, ou débordé par leurs conflits de couple, constate le Dr François Hentsch, médecin au service psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent des Hôpitaux Universitaires de Genève. Ce que l’enfant va apprendre au fil de ces interactions dysfonctionnelles, c’est qu’il a une absence de réponse, et qu’il doit s’agiter et crier toujours plus pour être entendu. Quant au tout petit, il a besoin d’échanger des regards avec l’adulte pour se construire. On s’aperçoit qu’il se désorganise très vite dès qu’un visage reste impassible face à lui.»
Mobilisation militaire
C’est d’ailleurs en voyant une mère préférer obstinément des vidéos Youtube aux sourires de son bébé dans une salle d’attente que l’enseignante en pédiatrie Jenny Radesky a décidé d’écumer les fast-foods de Boston pour mesurer l’impact du smartphone sur les liens familiaux. La psychologue américaine Catherine Steiner-Adair enclenche elle aussi les warnings dans son ouvrage «The big Disconnect: Protecting Childhood and Family Relationships in the Digital Age» (La grande déconnexion: protéger les enfants et les relations familiales à l’ère du numérique), rapportant notamment la complainte de cette petite fille: «Je me sens ennuyeuse parce que mon père répond à tous ses textos, tous les appels, tout le temps, même sur le télésiège.»
Hélas c’est ainsi: les smartphones nous soumettent aujourd’hui à un accaparement militaire, selon le philosophe Maurizio Ferraris qui, dans «Mobilisation totale» (Puf), rappelle que l’armée est à l'origine d'Internet. Bombardé de mails, appels couverts aux quatre coins du globe grâce aux forfaits illimités, et autres sommations de répondre dans l’instant (sous peine de passer pour un ours), même le foyer devient champ de bataille. Nous sommes en danger, avertit le philosophe, mais «c’est dans le danger qu’on trouve l’amour, la famille, qu’on apprécie la protection d’un espace intime. La technique n’est pas une fatalité et elle l’est d’autant moins si on est capable de la penser et d’élaborer ce que j’appellerais une raison pratique pour le Web.»
https://www.letemps.ch/societe/2016/11/14/parents-accros-aux-ecrans
Selon les dernières recommandations de l’académie américaine de pédiatrie, un enfant ne devrait pas consulter d’écran plus d’une heure par jour. Mais personne n’a songé à poser de limites à leurs géniteurs. Hargneux, défaillants, indifférents… les parents peuvent devenir pitoyables avec un smartphone dans les mains
Chaque soir, c’est le même scénario. Quand Agathe et ses fils de 7 et 9 ans s’attablent pour le dîner, une chaise reste désespérément vide. Elle a beau s’époumoner en appelant son mari, il n’entend plus, affalé dans un coin et plongé dans un univers parallèle, celui des distractions de son smartphone. «C’est comme si j’avais un ado de 45 ans à la maison. Je dois m’énerver pour qu’il décolle le nez de son Samsung. Je bataille sans cesse pour imposer des durées de tablette strictes aux enfants, et lui passe des heures sur son mobile, à regarder des vidéos niaises, ou Facebook. C’est déplorable.»
Si les pédagogues tirent régulièrement la sonnette d’alarme sur l’augmentation du temps passé sur les écrans par les enfants, peu se préoccupent de recadrer les parents. Et pourtant, leur usage compulsif du smartphone se répercute aussi sur leur progéniture, tandis que la nouvelle manie du «phubbing» (contraction de phone, téléphone, et snubbing, snober), qui consiste à consulter sa machine en pleine conversation avec autrui, se propage derrière les murs discrets des foyers. Réalisée auprès de 6117 parents et enfants âgés de 8 à 13 ans, une enquête de l’entreprise de logiciel antivirus AVG Technologies montre que 50% des parents avouent se laisser distraire par leur portable durant leurs échanges avec leur enfant, que 36% le consultent pendant les repas, et que 28% l’utilisent quand ils jouent avec les petits. De leur côté, 45% des enfants trouvent que leurs parents consultent trop leur téléphone, et 27% rêvent même de le leur confisquer.
Coup de pied
Mais gare aux marmots qui oseraient les détourner de leurs engins. Papa ou maman risqueraient de mordre… comme viennent de le démontrer des chercheurs du Boston Medical Center dans une enquête parue dans la revue Journal of Pediatrics. Pour mesurer à quel point le smartphone perturbe l’harmonie familiale, ils sont allés observer incognito des familles dans des fast-foods. Avec une certaine vision de l’enfer high-tech: chaque fois qu’un parent était interrompu par son enfant en pleine séance d’onanisme tactile, il avait plus de chance de répondre de manière agressive. Une mère ayant même flanqué des coups de pied sous la table à son fils. D’autres ignoraient volontairement les demandes de leur progéniture, avant de répéter des ordres sur un «ton de robot». Surtout aucun parent ne daignait partager ce qu’il visionnait, malgré les suppliques enfantines. «Les parents sur leur téléphone sont plus susceptibles de trouver les demandes de leur enfant irritantes, et moins susceptibles d’apporter l’attention nécessaire», écrivent les chercheurs.
Selon les dernières statistiques françaises, un adulte regarde, en moyenne, 221 fois par jour son smartphone, pour une utilisation de 3h16. En suisse, 80% de la population surfe régulièrement à son domicile, et 4,3% présente des signes d’utilisation à risque. «Le smartphone est un outil immersif qui permet d’assouvir 24h/24 besoins et pulsions: reconnaissance, compétition, interactions sociales, sexe, rencontres, jeux de hasard et d’argent… On s’en sert pour se détendre, et on peut finir par ne plus pouvoir gérer ses frustrations autrement, décrypte Sophia Achab, médecin adjointe agrégée au service d’addictologie des Hôpitaux Universitaires de Genève, et spécialiste des addictions sans substance. Les enfants se retrouvent alors avec un parent noyé dans son accoutumance, comme un alcoolodépendant. Chaque année, une cinquantaine d’adultes viennent consulter pour une addiction au téléphone, souvent parce que leur famille s’en est plainte. Parfois, ce sont aussi les adultes qui n’ont pas conscience de leur comportement ambigu: ils amènent leur ado accro aux jeux vidéo, tout en répondant à chaque appel durant la consultation…», constate la médecin
1500 selfies par jour
Un mois avant qu’elle ne se fasse saucissonner par des truands parisiens et dérober tous les beaux bijoux qu’elle avait exhibés sur Instagram, Kim Kardashian se vantait d’avoir réalisé 6000 selfies en 4 jours de vacances au Mexique, soit s’être retrouvé 1500 fois par jour à fixer voluptueusement son smartphone. Et ce malgré la présence de ses enfants de 9 mois et 3 ans. Bien sûr, la starlette bénéficie d’un bataillon de nounous pour surveiller Saint West et North West (si, si ce sont leurs prénoms). Histoire d’éviter la catastrophe, la négligence irréparable.
Car il existe désormais un lien avéré entre l’arrivée de la 3G et les incidents domestiques: entre 2005 et 2012, aux Etats-Unis, les accidents des enfants de moins de 2 ans nécessitant une surveillance parentale ont augmenté de 10%. «En captant l’attention, le portable peut transformer l’adulte en parent présent-absent, comme ces géniteurs qui sont en dépression, en deuil, ou débordé par leurs conflits de couple, constate le Dr François Hentsch, médecin au service psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent des Hôpitaux Universitaires de Genève. Ce que l’enfant va apprendre au fil de ces interactions dysfonctionnelles, c’est qu’il a une absence de réponse, et qu’il doit s’agiter et crier toujours plus pour être entendu. Quant au tout petit, il a besoin d’échanger des regards avec l’adulte pour se construire. On s’aperçoit qu’il se désorganise très vite dès qu’un visage reste impassible face à lui.»
Mobilisation militaire
C’est d’ailleurs en voyant une mère préférer obstinément des vidéos Youtube aux sourires de son bébé dans une salle d’attente que l’enseignante en pédiatrie Jenny Radesky a décidé d’écumer les fast-foods de Boston pour mesurer l’impact du smartphone sur les liens familiaux. La psychologue américaine Catherine Steiner-Adair enclenche elle aussi les warnings dans son ouvrage «The big Disconnect: Protecting Childhood and Family Relationships in the Digital Age» (La grande déconnexion: protéger les enfants et les relations familiales à l’ère du numérique), rapportant notamment la complainte de cette petite fille: «Je me sens ennuyeuse parce que mon père répond à tous ses textos, tous les appels, tout le temps, même sur le télésiège.»
Hélas c’est ainsi: les smartphones nous soumettent aujourd’hui à un accaparement militaire, selon le philosophe Maurizio Ferraris qui, dans «Mobilisation totale» (Puf), rappelle que l’armée est à l'origine d'Internet. Bombardé de mails, appels couverts aux quatre coins du globe grâce aux forfaits illimités, et autres sommations de répondre dans l’instant (sous peine de passer pour un ours), même le foyer devient champ de bataille. Nous sommes en danger, avertit le philosophe, mais «c’est dans le danger qu’on trouve l’amour, la famille, qu’on apprécie la protection d’un espace intime. La technique n’est pas une fatalité et elle l’est d’autant moins si on est capable de la penser et d’élaborer ce que j’appellerais une raison pratique pour le Web.»
https://www.letemps.ch/societe/2016/11/14/parents-accros-aux-ecrans
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